3. UN DISPOSITIF PASTORAL RENOVE ET OUVERT A L’INNOVATION
J’aborde maintenant le troisième point de mon exposé. De quel dispositif pastoral avons-nous besoin pour donner à l’évangélisation, à l’annonce et à la proposition de la foi, ses meilleures conditions de réussite.
Une distinction préliminaire : encadrement ou engendrement
En guise de préliminaire, je voudrais distinguer schématiquement ce que l’on pourrait appeler une pastorale d’encadrement et une autre que l’on pourrait appeler d’engendrement. Une pastorale d’encadrement est une pastorale qui met en oeuvre un « plan ». Le plan est élaboré par les responsables et est appliqué sur le terrain. Dans cette pastorale d’encadrement, on définit un ensemble d’objectifs et on planifie les étapes à suivre. Cette pastorale se déroule sous le paradigme de la maîtrise, avec un imaginaire d’entreprise ; on cherche finalement, à partir de ses propres projets et de ses propres forces, à configurer l’Eglise et le monde à ce qu’on voudrait qu’ils soient.
Une pastorale d’engendrement s’appuie sur d’autres principes. Certes, elle requiert une organisation et un pilotage par les responsables. Mais on parlera ici de « dispositif » plutôt que de « plan ». Contrairement au « plan » qui s’impose d’en haut, le « dispositif » a pour fonction de « rendre possible ». A l’écoute des aspirations, il se met au service, avec compétence et discernement, de ce qui est en train de naître, en acceptant, de ce fait, une certaine déprise et démaîtrise. Dans une pastorale d’engendrement, on n’est pas dans une logique d’entreprise, mais dans une logique d’émergence. Un dispositif ne part pas d’un imaginaire de puissance détenue, mais il cherche à s’appuyer sur les ressources qui se manifestent dans l’environnement. En fait, dans une pastorale d’engendrement, on accepte ce qui est la condition de toute naissance ; premièrement, on n’est pas à l’origine de la vie et de la croissance ; deuxièmement on engendre toujours autre chose que soi-même. Ce qui naît est toujours différent de soi. C’est pourquoi on peut dire que la pastorale d’engendrement s’inscrit dans l’optique évangélique des semailles. Les paraboles évangéliques des semailles13 conviennent bien, à cet égard, pour la figurer. Elles nous disent que l’évangélisation ne s’effectue pas sous le régime d’une production que l’on maîtrise mais d’une émergence que l’on sert et accompagne après avoir semé.
Les trois propositions pastorales que je vais faire s’inscrivent dans cette perspective.
1. Des communautés ecclésiales vivantes et engagées, nourries par l’Evangile, qui prennent en charge le service ministériel
Le risque qui menace l’Eglise d’aujourd’hui est qu’elle devienne une institution fonctionnelle, dépositaire du sacré qui distribue les sacrements à la frange de la population qui demeure encore empreinte de religiosité et qui, de manière individualiste, sans lien fraternel ni lecture partagée des Ecritures, demande des rites. La tentation pour l’Eglise serait de donner prise à cette tendance et de restaurer le sacré en particulier dans la liturgie afin de conjurer la sécularisation rampante de la société et la montée des sagesses païennes. Mais est-ce bien à cela que nous invite l’Evangile ?
L’annonce évangélique du Christ Jésus et le témoignage rendu à sa résurrection sont d’une autre nature et engagent à d’autres pratiques. La foi en Jésus-Christ ressuscité nous fait entrer dans un style de vie, dans une manière d’être dans laquelle nous nous reconnaissons frères et soeurs en Christ, fils et filles d’un Dieu Père, promis à une vie qui ne finira pas. La foi chrétienne nous rend solidairement témoins de cette grâce déjà à l’oeuvre dans le monde et offerte à tous. Elle invite les chrétiens à se réunir pour vivre la fraternité qui leur est donnée au nom du Christ, pour nourrir leur foi, pour la célébrer dans la gratitude, mais aussi pour se disposer toujours à nouveau à rejoindre la vie sociale - « la Galilée des nations » - où le Christ les précède, pour humaniser davantage le monde et y annoncer la Bonne Nouvelle.
L’évangélisation aujourd’hui passe par l’existence de communautés chrétiennes qui prennent solidairement en charge la vitalité de leur foi, l’authenticité de leur rassemblement et la détermination de leur engagement au service du monde. Cette tâche évangélisatrice requiert que ces communautés puissent se prendre effectivement en charge sur le plan ministériel. Mais, allons plus loin dans la lecture des signes des temps et dans le discernement des appels de l’Esprit pour dégager des perspectives plus concrètes pour le temps où nous sommes.
Il y a aujourd’hui une crise des vocations sacerdotales au sens traditionnel du terme, une diminution drastique des pratiquants, un exode massif des jeunes hors des lieux de culte. On ne peut y lire un éloignement de Dieu mais bien plutôt l’effet du changement de paradigme socio-culturel évoqué plus haut qui modifie en profondeur le rapport au religieux. Dans ces conditions où les fidèles chrétiens eux-mêmes se sont libérés de la tutelle cléricale, ce qui importe, c’est qu’ils puissent se réunir et constituer des communautés qui, pastoralement, s’organisent elles-mêmes, se nourrissent des Ecritures et veillent à se doter d’un service ministériel qui convienne à leur situation et à leurs besoins. Dans cette situation, ce que dit le concile Vatican II sur le droit des communautés chrétiennes de recevoir en abondance le secours des sacrements prend aujourd’hui toute son actualité « Comme tous les chrétiens, les laïcs, dit le Concile, ont le droit de recevoir en abondance des pasteurs sacrés les ressources qui viennent des trésors spirituels de l’Eglise, en particulier les secours de la parole de Dieu et les sacrements »14. C’est dire que les pasteurs ont le devoir d’honorer ce droit et de veiller à ce que les communautés chrétiennes disposent d’un service sacramentel « en abondance ». Ils ne peuvent, à cet égard, programmer une église avec des seules assemblées dominicales sans prêtre. Ils ne peuvent se résoudre à gérer simplement la pénurie de prêtres à coup d’expédients et de solutions boiteuses, en attendant le retour d’un temps révolu, tout en chargeant les prêtres qui restent en nombre restreint, de tâches impossibles qui les rendront, à terme, autoritaires ou dépressifs. Le temps est vraiment venu d’organiser le service ministériel autrement, d’une manière nouvelle et différenciée. L’Eglise a la liberté de le faire, avec sagesse et discernement, mais sans peur. La solution n’est pas d’ordonner des personnes mariées comme s’il s’agissait simplement de pallier la raréfaction des prêtres. Là, n’est pas le premier enjeu. Le premier enjeu est ecclésiologique : il s’agit de faire vivre, au niveau territorial ou catégoriel, des communautés responsables et solidaires et d’ordonner alors les personnes qui sont effectivement en charge des communautés afin qu’elles puissent assurer, moyennant une formation adaptée, le service sacramentel dont ces communautés ont besoin. Dans un monde qui change de paradigme culturel, l’Eglise me semble aujourd’hui appelée à organiser le service ministériel des communautés d’une nouvelle façon, en permettant une diversité d’appels et d’accès au ministère presbytéral, en se réjouissant de voir en son sein des figures différentes de prêtres et des manières diverses d’organiser le ministère. Dans son ouvrage « Qui ordonner ? Vers une nouvelle figure de prêtres », Mgr Fritz Lobinger propose une perspective : « Aujourd’hui, les communautés paroissiales doivent à nouveau assumer la pleine responsabilité de leur vie et de leurs activités, en devenant « auto-ministérielles » (…).
Nous suggérons l’introduction dans l’Église d’un nouveau type de prêtres, qui travailleraient en parallèle avec le clergé actuel, dont ils seraient en quelque sorte le complément. Nous nous inspirons ici de saint Paul qui, dans ses épîtres, distingue les prêtres missionnaires, comme Paul lui-même, qui fondent de nouvelles communautés, et les prêtres qui dirigent une communauté et président l’eucharistie, tels les presbytres à Corinthe. C’est de ces exemples que nous tirons les noms donnés à ces deux types de prêtres : les prêtres pauliniens et les prêtres corinthiens15 ». Quoi qu’il en soit, indépendamment de la perspective proposée ici par Mgr Fritz Lobinger, il me paraît que c’est un devoir d’organiser le service ministériel des communautés de manière diversifiée en misant sur les ressources des communautés elles-mêmes, sur leur capacité de prise en charge solidaire.
Sur ce point, le monde dont je disais en commençant qu’il tient l’Eglise en respect mais à distance, nous regarde. Si, nous appuyant sur les forces vives des communautés, nous organisons de manière différenciée le ministère, avec des figures diverses de prêtres, ceux et celles qui, de guerre lasse, se sont éloignés de l’Eglise, y reconnaîtront peut-être à nouveau la figure de l’Evangile.
Quant aux communautés chrétiennes, selon ce que je sais et selon l’expérience que j’en ai, à l’opposé de l’inquiétude pour l’avenir qui les attriste, une telle perspective les mettrait en joie et leur redonnerait espoir et confiance. Selon la tradition ignatienne, l’appel de Dieu se laisse entendre dans ce qui établit dans une joie durable. En l’occurrence, ouvrir la perspective d’un service sacramentel pris en charge de manière diversifiée par des personnes issues des communautés et ordonnées à cet effet, serait, à coup sûr, une cause de grande joie et d’espérance pour les communautés chrétiennes d’aujourd’hui. Et partant, une condition pour l’évangélisation.
13 La parabole du grain de moutarde : Mt 13, 31-32,
La parabole du bon grain et de l’ivraie : MT 13, 24-30
La parabole du semeur : Mc 4, 1-9 ;
La parabole de la semence qui pousse toute seule : Mc 4,26-27
La parabole du grain de blé qui meurt en terre : Jn 12,24
14 Ibidem.
15 Fritz LOBINGER Qui ordonner? Vers une nouvelle figure de prêtres, Collection « Pédagogie pastorale », n°6, Lumen Vitae, Bruxelles, 2008. Fritz Lobinger, né en Allemagne en 1929, vit en Afrique du Sud depuis 1956. Titulaire d’un doctorat en missiologie, il a enseigné en divers lieux d’Afrique et d’Asie. Il a été évêque du diocèse d’Aliwal de 1986 à 2004.